Un Chemin intérieur
Le 10 avril 2020, il était prévu que je continue de Moissac mon Chemin, commencé devant chez moi en 2017 à la suite d'un vœu. Le 13 mars, lors de l'annonce des mesures du Conseil fédéral, j'ai su que je ne partirais pas.
Certes, j'ai eu un mois pour me préparer à cet aléa. Mais c'est un jalon symbolique et personnel, ce Vendredi saint, jour prévu du départ, au milieu de cette pandémie dont on ignore encore quels seront les effets durables.
En cette période d'incertitude, j'ai envie de me rappeler ce que le chemin accompli jusqu'à ce jour m'a appris et m'a donné. Chaque étape a représenté une leçon, un cadeau ou une évolution. Elles m'ont permis de découvrir combien l'identité de pèlerin vous dépouille des autres oripeaux. Il suffit d'un sac à dos pour devenir l'autre, l'étranger, même dans son propre pays. Il suffit de se mettre en chemin pour mesurer combien de l'eau, un banc, des toilettes publiques propres et un sourire sont des biens essentiels. Randonneuse expérimentée (que je croyais!), j'ai vécu les fameuses ampoules du début comme une leçon d'humilité.
Je risque un parallèle: mi-mars, le confinement a produit un choc, un changement d'habitudes. Certaines personnes ont été gravement atteintes dans leur santé, d'autres sont en deuil, d'autres encore ont perdu leur emploi… Étape par étape, nous suivons notre chemin, nous rappelant peut-être, aussi, comme le pèlerin fatigué, qu'à chaque jour suffit sa peine.
Le chemin de Compostelle m'a amené son lot de belles rencontres… Et de moins belles. Des exemples de ténacité, de bonté désintéressée, et un ou deux personnages plus déplaisants. Le semi-confinement m'a aussi permis de découvrir une magnifique solidarité, d'être humain à autre être humain. Péleriner avec ma vie dans un sac m'a appris à distinguer l'essentiel du superflu: qu'il était pesant, le sac encombré du début! Cette période d'arrêt actuelle nous force aussi, brusquement, douloureusement, à nous interroger sur ce qui fait l'essentiel et le sel de nos vies.
Il s'agit de vivre pas après pas, et, pour d'aucuns, qu'il est long le chemin vers la guérison.
J'ai appris à faire confiance au chemin et à aller selon mes forces, qui fluctuent. Parfois j'ai l'impression de voler, d'autres fois, de me traîner. La plupart du temps, je marche, tout simplement. Et, en ces temps plus immobiles que d'autres, je puise dans mes souvenirs heureux pour illuminer le présent. L'an passé, les étapes jusqu'à Moissac ont été constellées de bonheurs et de rencontres magnifiques. Alors je prends des nouvelles, rêve sur des topo-guides, regarde des photos. C'est l'occasion de s'appeler, de s'écrire et de se dire combien l'on s'aime. Certes, j'ai un pincement au cœur de ne pas partir, et en même temps le sentiment d'être une privilégiée en ayant la santé, un emploi, et en étant utile à ma communauté.
En attendant de repartir, je laisse donc les effets du Chemin se déployer en moi. J'ai une pensée pour les personnes, le long des itinéraires jacquaires, qui en vivent directement ou indirectement. Et, en ces temps de confinement, je pense à celles et ceux qui affrontent solitude non choisie et souffrance. Je viens de perdre un ami, grand arpenteur de sentiers, et c'est une partie de la beauté du monde qui, pour moi, se ternit.
Lorsque j'aurai à nouveau l'énergie, l'envie et de vrais congés, ce sera l'occasion de faire quelques étapes en amont de chez moi, sur la Via Jacobi. Histoire de cultiver cet esprit de Saint-Jacques de Compostelle mais sans s'éloigner encore. En pensée, il y aura une place sûrement pour cet ami décédé qui commentera le paysage par-dessus mon épaule. Le temps des chemins au long cours reviendra.
Emmanuelle, Avril 2020